Chapitre XVI
Le roi Karlus avait décidé de donner un festin. Non seulement la grande salle du château était emplie de convives mais des tables avaient été dressées dans la cour car le roi avait souhaité inviter tous ceux qui avaient combattu. Bon nombre de bourgeois chagrins de Rixor avaient fait grise mine quand il leur avait fallu fournir les monceaux de victuailles et les tonneaux de vin exigés par le souverain mais ils s’étaient consolés en se disant que leur sort eut été bien pire si les Godommes avaient pillé la ville.
À la table d’honneur, le roi avait tenu à avoir Yvain à sa droite et Priscilla s’était installée d’autorité à côté du jeune homme. Le capitaine Kokas était posté entre le roi et la reine mère. Enfin, le souverain avait exigé la présence de Sabrina qui se trouvait entre Paul et le père alchimiste car ils étaient les vrais sauveurs du royaume. La jeune fille était très intimidée de se trouver ainsi à l’honneur et s’efforçait de calquer son attitude sur Paul. Elle avait revêtu une des robes de la reine et apparaissait en pleine beauté. Armadérien et le grand argentier complétaient la table.
Seul manquait le connétable. Yvain lui avait rendu visite dans l’après-midi pour lui rendre compte de la situation. Il l’avait trouvé dans son lit, pestant et maugréant.
— Après m’avoir affublé du sobriquet de Henri la main morte, les gens pourront m’appeler Henri la patte folle. Je suis furieux contre maître Arp. Ce vieux tyran demande cinq jours pour me fabriquer une autre prothèse. Il prétend que beaucoup de blessés ont besoin en urgence de ses soins. En attendant, il exige un repos au lit sous le fallacieux prétexte que la plaie de mon moignon s’est un peu ouverte.
— Maître Arp est toujours de bons conseils même s’il les donne d’une façon autoritaire.
— J’enrage de m’être laissé désarçonner par ce ridicule garde. Je ne suis plus bon à rien.
— Vous avez abattu seul deux ennemis. Sans votre concours, je n’aurais jamais réussi à retrouver la princesse.
— J’espère qu’elle vous en sera reconnaissante. Je ne suis pas expert dans le cœur féminin mais je sais que son attitude a singulièrement évolué depuis le jour où, dans le cabinet du roi, elle exigeait votre tête. Chaque fois qu’on prononce votre nom, elle ne peut s’empêcher d’être à l’écoute même si elle ne veut pas le reconnaître.
Se sentant rougir, Yvain détourna la conversation.
— Je pense que le roi devrait marcher au plus vite sur Fréquor.
— Certes, mais laissez quelques jours aux hommes pour se reposer. Tous n’ont pas votre robuste constitution et eux sont épuisés. Assez parlé. Inutile de perdre votre temps avec un vieil estropié. Allez vous préparer pour le souper.
— Puis-je vous être utile ? Voulez-vous que j’appelle une chambrière ?
Un sourire ironique éclaira le visage balafré du vieux guerrier.
— La princesse pense parfois à moi et envoie une de ses femmes de chambre pour me distraire. J’ai perdu une jambe et une main mais le reste de mon anatomie est encore en état de fonctionner.
Le repas se déroulait dans la meilleure humeur. Joie de la victoire, joie d’être encore en vie, absence de crainte du lendemain.
Karlus se pencha vers Yvain qui dévorait allègrement une énorme tranche de viande.
— Je ne vous ai pas remercié d’avoir ramené ma sœur. La princesse se fait une spécialité de se mettre dans les meilleurs pièges. Je suis heureux de n’avoir pas eu à discuter avec Luzor sous la menace. De plus, sa disparition m’est agréable. De retour à Fréquor, je voulais le punir mais l’exécution publique d’un Grand Prêtre aurait pu créer des révoltes. Le royaume a besoin de calme après ces épreuves. Mieux vaut que Luzor ait péri dans le feu des combats.
Le roi après avoir fait signe aux serviteurs de renouveler le plat presque vide, reprit.
— J’apprécie votre idée de faire creuser des tombes par les gens de Fréquor. Je m’inquiétais de la décomposition de tous ces cadavres. Cela leur demandera une bonne semaine tant ils sont nombreux mais vous pouvez les assurer de mon pardon. Une manière de stimuler leur zèle.
Un peu plus tard, il se pencha vers Kokas. La bonne chère et l’abondance du vin faisaient virer au rouge les joues du capitaine.
— La campagne se termine heureusement et plus rapidement que prévue. Vous pourrez repartir dès que vos hommes seront reposés. Je vous chargerai d’un message de remerciement pour le prince Kilmo. Je sais qu’il a accepté de prendre en charge la solde des arbalétriers mais j’aimerais la compléter. Notre grand argentier remettra à chacun d’eux dix pièces d’or et je vous demanderai d’accepter le présent qu’il vous remettra de ma part. Votre aide fut décisive pour mon royaume.
Le capitaine, euphorique, remercia le souverain. Il eut une pensée pour Yvain qui avait permis cette fructueuse expédition.
Le repas se poursuivit dans la grande bonne humeur. La salle retentissait maintenant des clameurs des chevaliers, chacun vantant bien haut ses exploits. Comme au soir d’une partie de chasse, le nombre des morts réclamés dépassait largement l’effectif de l’armée godomme.
Un peu à l’écart de la joie ambiante, Yvain pensait sans cesse aux paroles du vieux sorcier agonisant. La solution de cette énigme se trouvait-elle au pays des Godommes ? Il voulait savoir ! Il le devait !
Il prit soudain sa décision, à l’instinct, poussé par un sentiment qu’il ne comprenait pas. Il se pencha vers le roi.
— Sire, tandis que vous marcherez sur Fréquor, il serait intéressant de savoir si les Godommes évacuent tout votre territoire. De plus, la mort de Radjak va créer certainement de grands troubles. Si un nouveau Csar est nommé, je pourrais prendre langue avec lui et sonder ses intentions. Un traité de paix serait le bienvenu pour les deux pays.
Karlus resta un long moment sans répondre. Il termina de mordre dans une cuisse de volaille et vida son gobelet de vin.
— L’idée est bonne mais périlleuse. De combien d’hommes aurez-vous besoin ?
— Personne. Seul mon écuyer m’accompagnera. Ce sera plus discret. Il ne s’agit pas de partir en campagne mais d’observer.
— Vous pourrez rencontrer des groupes de pillards.
— La fuite devant des adversaires trop nombreux peut s’avérer un moyen de défense. Je ne pousse pas l’idéal chevaleresque jusqu’à un sacrifice inutile.
Un petit sourire étira les lèvres minces du souverain.
— C’est faire preuve d’intelligence. Si cela peut vous protéger un jour, affirmez que vous êtes mon ambassadeur. J’avoue qu’un traité de paix serait utile. Je vais avoir beaucoup de travail pour remettre de l’ordre dans le royaume. Inutile de gaspiller nos ressources dans une nouvelle campagne. Quand comptez-vous partir ?
— Après-demain, sire. Il faut laisser le temps de se reposer à mon malheureux dalka et aussi à mes articulations qui craquent de partout.
— Il en sera fait comme vous le désirez mais surtout, revenez vivant. Que souhaitez-vous d’autre ?
— J’aurais une faveur à demander. Pouvez-vous prendre sous votre protection le chevalier Ian de Kumov ? Il a vaillamment combattu et il doit épouser ma sœur dès qu’il sera remis de ses blessures. Je laisse à ma sœur le fief d’Escarlat. Toutefois, elle me maudira de ne pas assister à son mariage.
— Je vous promets d’arranger la chose. Je la conduirai personnellement à l’autel, dit le roi. Je sais que nos deux sœurs ont le même caractère impulsif. Autre chose ?
Les joues d’Yvain s’empourprèrent et c’est d’un ton hésitant qu’il ajouta :
— J’ai… J’ai épuisé la maigre bourse donnée par le grand argentier avant mon départ. Je dois même deux écus à mon écuyer sur l’achat de son arbalète.
— Il m’a bien rendu service en expédiant Luzor rejoindre son maître le Prince des Ténèbres, ricana le roi. Rassurez-vous, j’assumerai les frais de votre voyage et je veillerai à ce que le grand argentier ne fasse pas preuve de pingrerie.
Tranquillisé, Yvain piocha dans le plat un nouveau morceau de viande.
Peu après, le roi se leva en lançant à la cantonade :
— Continuez à faire bombance, braves chevaliers. Vous l’avez bien mérité après ces dures journées.
Il se retira suivi de la reine et de la princesse. Paul et Sabrina ne tardèrent pas à les imiter et ils sortirent sans voir le regard ironique d’Yvain. Arrivé dans son appartement, Paul trouva Rimo, son petit page, endormi sur une chaise. Il se leva en se frottant les yeux.
— Il était inutile de m’attendre, petit, va te coucher.
Il ouvrit la porte de sa chambre et s’immobilisa sur le seuil. L’étroite couche presque monacale avait fait place à un lit plus vaste.
— J’ai réussi à faire changer votre couche. J’ai pensé que vous vous reposeriez mieux dans un lit bien large.
— Excellente initiative, dit Sabrina en éclatant de rire.
D’une main ferme, elle poussa Paul dans la chambre et le suivit aussitôt.
Yvain avait imité son ami peu de temps après. Bien qu’il ne veuille pas l’avouer, ses contusions le faisaient souffrir. Dans son appartement, Xil brillait par son absence. Sans doute continuait-il ses ripailles ou comptait-il fleurette à quelque chambrière qu’il savait si bien amadouer.
Dissimulant une grimace, il ôta son pourpoint et sa chemise. Il tirait ses bottes quand Priscilla entra. Elle avait son visage des très mauvais jours.
— J’ai entendu ta conversation avec mon frère. Pourquoi repartir aussi vite ? Il suffit d’envoyer quelques sergents en éclaireur.
— Je ne le pense pas. Il faut une exploration profonde qui me mènera probablement jusqu’à Pendarmor puis en pays Godomme puisque votre frère m’a nommé ambassadeur.
Le regard de la princesse se voila de tristesse. C’est à proximité de ce château que s’était déroulée la première bataille avec les Godommes où son père avait été mortellement blessé. Comme s’il avait deviné sa pensée, Yvain murmura doucement :
— Mon père est aussi mort là-bas.
Priscilla secoua la tête pour chasser ses sombres pensées.
— Je suis furieuse contre toi. Tu mériterais que je me retire dans ma chambre pour te punir mais le souvenir de mon aventure en forêt me terrifie encore et j’ai besoin de te sentir tout contre moi.
— Je vous promets de revenir le plus vite possible, eut-il le temps de murmurer avant de basculer sur le lit, énergiquement poussé par la princesse.